La lettre du Vistemboire n°27
- Alexandre Missoffe
- 18 août
- 4 min de lecture

Le Silence de la reine
Le succès de l'exposition universelle de Londres en 1851 appelait une réponse de Paris. Une réponse, certes, mais pas une revanche car elle va se faire dans le même esprit de saine émulation et d'universalisme. D'autant plus que Napoléon III, devenu empereur en 1852, assume sans retenue son penchant anglophile. En 1904, ce sera l’entente cordiale mais en 1854, c’est l’amour fou.
C'est dans ce contexte que, le 18 août, la reine Victoria et son mari le prince Albert arrivent à Paris pour ouvrir, aux côtés de Napoléon III, l’Exposition Universelle de 1855.
800.000 parisiens se pressent à la gare pour accueillir la souveraine d'un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, lui offrant un cortège enthousiaste jusqu’au château de Saint-Cloud, qui a été choisi pour leur séjour, et que l’impératrice Eugénie a fait redécorer à l’image des appartements de Windsor pour ne pas dépayser Victoria.
Cette deuxième Exposition Universelle franchit un nouveau cap dans le gigantisme : 24 000 exposants, 34 nations représentées, 5 millions de visiteurs. Les principaux pavillons s’installent dans les jardins en bas des Champs-Élysées, et sur les emplacements du Grand et du Petit Palais actuels.
Le Palais de l’Industrie, bâtiment monumental, prétend surpasser le Crystal Palace par ses dimensions et par la surface vitrée. Mais la nouveauté la plus marquante reste la création d’un Palais des Beaux-Arts, dédié, par opposition à l’industrie qu’on appelle « les arts utiles » aux « arts inutiles » : 5 000 œuvres de 2 000 artistes venus de 30 pays y sont présentées. Les plus grands peintres du temps y figurent – Delacroix, Ingres, Corot – tandis que d’autres, comme Courbet, protestent en organisant leur propre exposition off.
Le plus bel héritage artistique demeure, selon moi, celui d’un jeune critique, Charles Baudelaire, qui rédige, à cette occasion, une série d’articles plus tard réunis dans le recueil Curiosités esthétiques.
Charles Baudelaire, critique d’art, écrit dans le journal Le Portefeuille cette phrase-manifeste célèbre lors de sa visite au pavillon des Beaux-Arts : « Le beau est toujours bizarre. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. »
Charles Baudelaire, poète, publie l'année suivante Les Phares, dans lequel il consacre d'abord un quatrain à chacun des plus grands peintres, puis les réunit en bouquet par cette apostrophe gravée sur le socle de sa statue au Jardin du Luxembourg :
C'est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C'est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
Si, aujourd’hui, Delacroix et Baudelaire nous semblent être les plus belles gloires de cette exposition, le public de l’époque n’a d’yeux que pour les « arts utiles », comme on disait alors (cf. Chapitre II) et les inventions étonnantes. Ce sont eux qui raflent toutes les médailles et devant lesquels la foule des visiteurs se presse. La star incontestée est le chimiste américain Charles Goodyear, lauréat de l’exposition, qui reçoit la médaille du travail des mains même de l’Empereur… excusez du pneu !
Pourtant, l’épisode qui me semble le plus marquant de cette exposition universelle, ce ne sont ni les arts inutiles, ni les arts utiles, mais un morceau d’humanité pure qui s'est joué en marge.
Le 27 août 1855, à 21 heures, le carrosse de la reine Victoria franchit les grilles des Invalides.
Les mutilés, les vieillards, les indigents des Invalides, les petits, les sans-grades, les obscurs, tous ceux de Waterloo et ceux de Trafalgar, sont en rang, debout, torches à la main, formant une haie d’honneur à la souveraine d’Angleterre.
Le carrosse dépose Victoria au centre de la cour d’honneur. C’est elle qui a tenu à faire cette visite, et c’est encore elle qui en a réglé le cérémonial.
Elle descend à pied, accompagnée uniquement du prince de Galles, futur Édouard VII.
Le prince Albert se tient un peu en retrait, aux côtés de Napoléon III et d’Eugénie, entourés des membres du cortège officiel : ambassadeurs et ministres. Victoria a changé de tenue. Elle s’est vêtue en deuil pour venir saluer un mort. La nuit tombe sur Paris.
Elle traverse la cour, seule, avec son fils âgé de treize ans.
Ils gravissent les quatre degrés qui conduisent à l’église Saint-Louis, et traversent la nef peuplée des étendards déchirés d’Austerlitz, Friedland, Wagram, Iéna, Marengo… haillons sublimes et mélancoliques de la gloire des armes françaises. Le reste du cortège demeure à dix pas en arrière. Victoria avance, seule, avec son fils.
Elle s’approche du tombeau de l’Empereur Napoléon jusqu’à le toucher. Là, dans un silence rendu épais par les fantômes de centaines de milliers de morts, elle se recueille longuement devant celui qui fut sans doute le plus puissant ennemi de l’Angleterre.
Dans le groupe resté à distance respectueuse, autour du mari de Victoria et du neveu de Napoléon le Grand, personne n’ose bouger, ni faire le moindre bruit. C’est à peine si l’on respire.
Victoria reste immobile un très long moment, dans ce face à face muet entre deux géants, puis se tourne vers le jeune prince de Galles et lui dit : « Mettez-vous à genoux, mon fils. »
Le prince de Galles s’agenouille, joint les mains et prie.
S’ils le pouvaient — si la stupeur ne les clouait sur place, si l’émotion ne les paralysait — les autres personnages, dix pas derrière, se retireraient aussitôt. Ils sont de trop. Cet instant set habité tout entier par ces trois seules figures : l’une, dans son sarcophage rouge, incarne le passé ; l’autre, dans sa tenue de deuil, représente le présent ; le dernier, à genoux dans son petit uniforme, incarne l’avenir.
Tous trois unis dans le même silence.
Il existe des recueils de mots historiques, des compilations de discours historiques, des florilèges de réparties historiques… mais aucune anthologie des silences historiques. Si elle existait, celui-ci y devrait y figurer en bonne place.
Jamais aucun silence, je crois, n’a dit tant de choses.
Il faut des batailles pour gagner des guerres mais il suffit parfois de la prière d’un enfant et du silence d’une reine pour gagner la paix.
Comment disait Baudelaire déjà ? … le meilleur témoignage que nous puissions donner de notre dignité !



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